L'expression "Forçats de la route" reste indéfectiblement liée à la rencontre entre les frères Pélissier et le grand reporter Albert Londres, au Café de la Gare de Coutances lors de la troisième étape du Tour de France 1924.

Le texte dont voici un extrait est resté célèbre. "Vous n'avez pas idée de ce qu'est le Tour de France. C'est un calvaire. Et encore, le chemin de croix n'avait que quatorze stations tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons sur la route, mais voulez-vous savoir comment nous marchons? Tenez... " De son sac, il sort une fiole: "ça, c'est de la cocaïne pour les yeux et ça, du chloroforme pour les gencives. Et des pilules, voulez-vous des pilules?" Les frères en sortent trois boîtes chacun. "Bref", dit Francis, "nous marchons à la dynamite".

Par ces confidences, les rusés duettistes profitaient probablement de l'oreille attentive mais inexperte d'Albert Londres pour laisser filtrer toute leur mauvaise humeur à l'égard de l'organisation du Tour. "Londres était un fameux reporter mais il ne savait pas grand-chose du cyclisme", reconnaîtra plus tard Francis Pélissier. "Nous l'avons un peu bluffé avec notre cocaïne et nos pilules! Ça nous amusait d'emmerder Desgrange! (1)". Mais ce qui nous intéresse ici, c'est le titre. Car l'article de Londres ne s'intitulait pas Les Forçats de la Route, ainsi que tout le monde le répète à l'envi depuis 80 ans.

Henri Decoin

En réalité, le véritable auteur de cette expression s'appelle Henri Decoin. Elle ne s'appliquait pas aux champions des grosses écuries comme les Pélissier mais désignait plutôt les petits coureurs aux surnoms imagés qui faisaient nombre dans les grandes épreuves sur route. On les appelait les touristes-routiers, les isolés, les déshérités, les ténébreux, les cafouilleux... "Avec leurs numéros dans le dos, ils ressemblent aux forçats d'Albert Londres" (2), écrira-t-il pour la postérité.

Aujourd'hui son nom n'évoque plus grand-chose et pourtant Henri Decoin eut une vie passionnante. International de water-polo, sélectionné en natation pour les Jeux Olympiques de 1912, il sera aussi pilote de l'escadrille des cigognes, laquelle était commandée par Georges-Marie Guynemer, pendant la Guerre de 1914-1918. Puis il entamera sa carrière de journaliste sportif (L'Auto, L'Intransigeant, Paris-Soir). Il écrira une œuvre de fiction (Quinze rounds, parue en 1926), des pièces de théâtre (Hector, Normandie, le Téméraire, Jeux dangereux) avant de se reconvertir finalement dans l'industrie du cinéma (3). Il réalisera notamment La vérité sur Bébé Donge, sorti dans les salles en 1951 avec dans le rôle principal, son épouse Danielle Darrieux. La première épouse d’Henri Decoin, Blanche Montel, était également actrice de cinéma. Il se remariera une troisième fois, pour le plus grand bonheur des amateurs de littérature puisque sa troisième épouse sera la mère du futur écrivain Didier Decoin, Prix Goncourt 1977.

En lui réattribuant la paternité de la citation, nous espérons corriger un des innombrables mythes qui parsèment l'histoire du sport et celle du dopage en particulier!
En relisant attentivement le texte d’Albert Londres, on ne trouve pas plus trace de l'expression "Forçats de la Route" ou même d'un rapprochement entre les coureurs cyclistes et les bagnards de Cayenne à qui Londres venait pourtant de consacrer un reportage.

Albert Londres

Le célèbre journaliste qui fit fermer le bagne de Cayenne, dénonça la traite des Noirs, et celle des « blanches » (1884-1932).
Né en 1884 à Vichy, Albert Londres, qui se destinait à une carrière de poète, s’est très tôt rendu célèbre par ses articles et ses récits de voyages, publiés au début du siècle dans Le Petit Journal, Le Quotidien ou Le Petit Parisien, et a marqué plusieurs générations de journalistes. Il signe son premier article en 1914, il a couvert la Grande Guerre, la conquête de Fiume par D’Annunzio, la Révolution russe, le Tour de France cycliste, les chaos de la République chinoise, le scandale du bagne de Cayenne, les bataillons disciplinaires d’Afrique du Nord, la condition des aliénés dans les asiles de France, et l’évasion du forçat Dieudonné, la traite des noirs en Afrique et la traite des blanches en Argentine, les pêcheurs de perles de Djibouti et les terroristes dans les Balkans... Il est mort le 16 mai 1932 lors de l’incendie du paquebot George Philippar au retour d'un reportage en Chine dont on ne sait rien.

Créé par sa fille, le Prix Albert Londres couronne, en France, le meilleur reporter de l’année en presse écrite depuis 1933 et audiovisuelle depuis 1985. Ce Prix, décerné pour la première fois en 1933, couronne chaque année à la date anniversaire de la mort d'Albert Londres.

Edwy Plenel évoque son maître en journalisme, Albert Londres. Il rappelle son propos : « Ma ligne, disait ce prince du reportage, ma seule ligne, la ligne de chemin de fer. » « Albert Londres, explique Plenel, n’était pas du tout un journaliste vertueux, un grand professeur de morale. Son premier reportage en Union soviétique, il l’a fait avec l’aide des services français. Il écrivait dans une presse très conservatrice, réactionnaire même, la presse du parti colonial. On l’a envoyé en Afrique Occidentale Française, l’AOF. Il y est resté six mois. Il a découvert le travail forcé, il a découvert que la France ne respectait pas les droits de l’homme. Il l’a raconté dans son reportage "Terre d’ébène". "Notre métier, se plaisait-il à dire, n’est ni de faire plaisir, ni de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie’’.

Depuis plus d'un demi-siècle, le nom d'Albert Londres est synonyme de mythe. Ce journaliste hors pair a su donner ses lettres de noblesse à une profession qui expédie, de par le monde, charognards impénitents, vagabonds internationaux et flâneurs salariés du reportage au long cours.
Pendant dix-huit ans, Albert Londres n'a pas soufflé. Il ne posait sa valise que pour voir sa fille et ses parents, à Paris et à Vichy, ses escales préférées. Jusqu'au dernier voyage qui le mena en Chine en 1932 pour une enquête explosive (contrebande d'armes ? trafic de drogue ?...) dont il ne révéla rien à personne. Il a emporté son secret avec lui, sur la route du retour, en périssant lors de l'incendie du paquebot George Philippar, Albert Londres ayant été aussi parallèlement, à sa manière, " un agent de renseignements ". Son épopée est celle des chefs d'Etats et des parias, des révolutionnaires et des généraux, des rois déchus et des trafiquants.

Guy DEDIEU


(1) Créateur et organisateur du Tour de France
(2) Albert Londres était l’auteur d’un ouvrage ‘’Au Bagne’’, une enquête sur le pénitencier de Guyane. Sa publication connaîtra un retentissement considérable, et la force du reportage sera telle qu'en septembre 1924 le gouvernement décidera de supprimer le bagne.
(3) Henri Coin a participé à soixante-dix films en qualité de réalisateur et scénariste parmi eux : Toboggan (1933) avec Georges Carpentier ; Le Domino vert (1935) avec Charles Vanel ; Abus de confiance (1935) avec Danielle Darrieux ; Les Inconnus dans la maison (1942) avec Raimu ; La Fille du Diable (1946) avec Pierre Fresnay ; Les Amants du Pont Saint-Jean (1947) avec Gaby Morlay ; Secret d’Alcôve (1953) avec Jeanne Moreau ; Dortoir des Grandes (1953) avec Jean Marais ; Razzia sur la chnouf (1954) avec Jean Gabin et Lino Ventura ; Le Feux aux poudres (1957) avec Raymond Pellegrin ; La chatte (1958) avec Bernard Blier er Françoise Arnoul ; Pourquoi viens-tu si tard (1958) avec Francis Blanche et Charles Aznavour également auteur de la musique du film ; La Française et l’amour (1960) avec Darry Cowl ; Maléfices (1962) avec Juliette Gréco ;Le Masque de fer (1962) avec Jean Marais ; Casablanca nid d’espions (1963) avec Maurice Ronet ; Les Parias de la gloire (1964) avec Curd Jürgens.



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